Dans les années 64/65 , je passe le clair de mon temps libre dans un bistrot du quartier de l'Odéon , Le Conti , il se situe à l'angle des rues de Buci et de l'Ancienne Comédie … avec une bande de copains nous en avons fait notre quartier général , il présente l'avantage d'être à deux pas du "Mazet " , restaurant Universitaire qui nous nourrit midi et soir et le couple de patrons , auvergnats rondouillards joviaux le cœur sur la main nous considèrent tous comme leurs enfants , turbulents le plus souvent , ils ferment les yeux sur nos frasques et prêtent toujours une oreille attentive à nos plus intimes confidences , indispensable trait d’union de nos rencontres , ils nous connaissent par nos prénoms et n'ignorent rien de nos joies ou chagrins .
J'ai même fini par emménager chez une amie rencontrée dans ce bar , une chambre d'hôtel peuplé d'étudiants dans la rue voisine , rue Grégoire de Tours , la seule du groupe à ne pas être étudiante , elle est photographe , en dehors de deux ou trois "Art-Déco" le reste est très varié , on y trouve pêle-mêle des IDHEC ( cinéma ) , des "Philo" , des "Science-Po" , des "Beaux-Arts" et une foule d'habitués ou pas , hauts en couleur ou passe-muraille , on a même la chance de côtoyer des célébrités comme le sculpteur Giacometti qui vient chaque soir écrouler sa silhouette décharnée sur le zinc le nez dans son verre de blanc , perdu dans un monde intérieur , étranger au nôtre .
La journée occupée ailleurs c'est le soir jusque très tard dans la nuit que l'endroit devient un extraordinaire centre de vie , attablés jusqu'à la fermeture à refaire le monde , nous poursuivons le plus souvent jusqu'au matin , chez l'un ou chez l'autre d'interminables débats dont le sérieux le dispute au loufoque quand nous ne lançons pas dans des tournois de rami ou autres jeux de cartes .
Aux premiers beaux jours la terrasse s'étale sur le trottoir et le carrefour Buci devient magique , une foule bariolée déambule entre les tables au milieu de cris , de rires ou de chansons reprises en chœur , les voitures scintillantes se fraient difficilement un passage à grand renfort d'avertisseurs , de l'autre côté de la place à l'angle de la rue Mazarine et de la rue Dauphine un autre café peuplé d'une autre population semblable à la nôtre mais néanmoins totalement étrangère , c'est une autre tribu , un autre territoire que nous ne fréquentons pas.
La plupart d'entre nous logent dans des chambres exiguës du quartier et ne les rejoignent que pour y dormir le moins possible , la vrai vie est dehors , ici c'est chez nous c'est là que tout se trame , se dessine et se décide , c'est là que les couples se font ou de défont que les amitiés se lient ou se délient que se permettent des rencontres improbables ,inimaginables en d'autres lieux ou d'autres circonstances .
Je passe de moins en moins la Seine pour rejoindre ma chambre de la rue Vivienne que je prête fréquemment à des rencontres de passage , ma logeuse d'ailleurs ne tarde pas à me signifier mon congé , et mon carton à dessin sous un bras , ma valise au bout de l'autre je m'installe définitivement dans le provisoire….