Le mur de la chambre se teintait de mauve ...le jour pointait à peine , le jeune Indien du rickshaw venait de frapper à ma porte...Cinq heure du matin ..pas tout à fait sorti du sommeil je m'affalai sur le skaï fatigué du siège passager pendant qu'il enfourchait sa machine et partait en danseuse...

Le Taj il faut le voir au lever du soleil....je longeai son reflet dans le bassin tandis qu'un voile rosé venait lécher le marbre encore bleuté de la nuit qui s'en va....la plus belle des merveilles du monde...je l'avais devant moi ..il flottait comme un parfum de jasmin , la chaleur était encore supportable et je m'emplissais les yeux sans penser à sortir mon Nikon...
J'avancais doucement vers lui ...je voyais les dentelles d'albâtre et les ciselures marmoréennes....je voyais sa couleur changer de minute en minute...je voyais la Beauté...un mausolée nimbé d'amour...comme un défi au malheur......
Des transparences irréelles noyaient la sépulture de vapeurs nacrées...

On dit que l'époux inconsolable passa le reste de sa vie dissimulé par un moucharabieh derrière une fenêtre de son palais tout proche à regarder jouer la lumière sur la splendeur qu'il avait voulu pour Mumtaz Mahal...celle qu'il avait aimée au-delà du pensable

Tôles brûlantes….chauffées à blanc…sous l’impitoyable soleil Saoudien de ce début d’après-midi fin août 75 ,   en milieu de piste sur le tarmac de l’aéroport de Djedda .

Pour ceux qui l’ignorent , l’aéroport et le port de Djedda en bordure de Mer Rouge desservent  les villes saintes de La Mecque et de Médine…hauts lieux ultra sacrés de l’Islam…..Le vieux Boeing 707 de la Yemen Airways s’y est posé il y a un peu plus de deux heures pour une escale technique avant de poursuivre son vol vers Orly..

L’appareil s’est immobilisé à quelques centaines de mètres des bâtiments de l’aéroport…par le hublot j’ai vu arriver un autobus et des véhicules militaires , le commandant de bord par l’intermédiaire des hauts parleurs demande instamment aux voyageurs Européens de ne pas quitter leurs sièges…..seuls les ressortissants musulmans sont autorisés à descendre  pour se rendre dans la zone transit climatisée…les infidèles devront prendre leur mal en patience …..furtivement me revient l’image de la jeune passagère se faisant brutalement arracher la petite croix qu’elle portait au cou par un fonctionnaire zélé au départ de Sanaa….notre absence de réaction stupéfaite tandis qu’il jetait par terre en vociférant des mots incompréhensibles le bijou scandaleusement blasphématoire……

Moteur et courant coupé la chaleur est vite devenue insupportable….livrés à nous-mêmes , confinés dans un espace déserté de tout personnel navigant  qui ressemble de plus en plus à l’intérieur d’un micro onde , chacun lutte comme il peut contre la touffeur accablante….les plus atteint baignent dans leur transpiration , rouges violacés  , la bouche ouverte et haletante comme des poissons hors de l’eau , certains semblent avoir perdu connaissance…d’autres ont réussi à ouvrir les portes pour voir immédiatement à travers l’atmosphère vibrante les militaires postés tout autour les mettre en joue , leur intimant l’ordre implicite de disparaître de l’encadrement ..d’autres encore , dont je fais partie , sont partis en quête de tout ce qui pouvait ressembler à de l’eau….pour boire et s’asperger…la température devait avoisiner les cinquante degrés….le supplice a duré quatre heures…un miracle que tout le monde ait survécu….heureusement il n’y avait ni vieillards ni bébés…

Pourquoi je vous raconte tout ça…..parce que trente ans après je retrouve la même angoisse…à la lumières des événements des derniers mois , des dernières semaines , des derniers jours….je me demande si une croyance quelconque peut vraiment  se permettre de mépriser à ce point ceux qui ne la partagent pas….je me demande aussi à partir de quel moment et de quel fait tangible peut-on raisonnablement parler de manque de respect….

C’était au mois de février 78….

Envie de fuir le froid et la grisaille parisienne , 15 jours de break au cœur de l’hiver….

C’est ainsi que je me retrouve avec mon vieux copain Vincent au volant d’une voiture japonaise à rouler dans la poussière rouge des pistes de latérite kenyane d’Amboseli et de Tsavo…..à jouer les aventuriers le jour et faire la foire toutes les nuits dans la chaleur débridée des nuits africaines….

La photo n’est pas terrible…je sais….un peu à cause des vapeurs d’alcool mal dissipée… probablement….mais pas seulement….

Après une grande quantité de kilomètres à bouffer du paysage à la Karen Blixen et regarder s’enfuir zèbres et impalas à droite et à gauche , on aperçoit soudain à travers les deux arcs de cercles taillés dans la croûte cuivrée du pare-brise un énorme éléphant qui nous regarde approcher d’un air placide….un solitaire…un vieux solitaire qui a abandonné le reste de sa troupe pour aller mourir dans un coin….c’est ce que l’on nous a raconté avant de nous lâcher seuls dans les réserves…ils sont très dangereux…si l’on en voit un….rester calme…rouler doucement et sans à-coups…et surtout…ne pas s’arrêter…

Nous échangeons un bref regard et sans hésitation je coupe le moteur….l’occasion est trop belle…ce sera sans nul doute mon meilleur cliché..

Nous sortons calmement de la voiture….je braque mon appareil sur le monstre à une trentaine de mètres qui nous fixe sans bouger….Vincent m’arrête d’un geste…-Attend…ce serait chouette si tu pouvais me prendre avec lui…..-…OK…pas de problème…pas de problème c’est une façon de parler….pour avoir l’un et l’autre sur la même photo , il va falloir s’approcher…..Vincent commence à s’enfoncer dans les hautes herbes en direction du pachyderme….je le suis…..c’est bon là.. ???....non…on est encore trop loin….20 mètres….15….10…..là…c’est bon….je cadre , il prend la pose…je les ai tous les deux…à ce moment , dans le viseur , je vois un grand gaillard souriant et derrière un éléphant qui se met à agiter les oreilles…lever la trompe dans un barrissement furieux et faire trembler le sol d’un trépignement dantesque….pas content le bestiau…

Panique….Vincent se retourne et se met à courir…j’appuie sur le déclencheur et fonce vers la voiture.. la trouille nous donne des ailes…derrière nous le mastodonte est en train de nous charger….le premier à la voiture , j’ouvre la portière , me précipite derrière le volant … tourne la clé du démarreur….Vincent s’affale près de moi hors d’haleine et vert de peur….vite !!…viiiiite !!!!...…le moteur tourne….j’enclenche la première……et….. cale….je regarde la tête de mon voisin et pars dans un fou rire nerveux irrépressible…mon pote est au bord de l’évanouissement….le monstre a stoppé sa course à quelques mètres devant le capot…. il nous regarde écumant en balançant les oreilles mais sans plus avancer…vitres levées et portes verrouillées…il ne reste plus qu’à attendre…en se regardant en chiens de faïence ….et espérer qu’il nous oublie..

Eté 1975

Aux portes du grand désert Saoudien…Rub al-Khali , à cahoter de pierres en ornières sur la piste détrempée par la mousson en direction de Mareb…capitale du royaume de la reine de Saba….reine de Saba…la seule évocation de ces trois mots m’emplit l’esprit de rêves et phantasmes orientaux aux parfums entêtants de légendes Mauresques..

Le chauffeur Yéménite enturbanné et taciturne slalome au milieu des obstacles , l’œil noir rivé au pare-brise crotté de la vieille Land-Cruiser , la joue déformée par l’énorme chique  de khat qu’il mâchouille consciencieusement depuis notre départ , s’interrompant seulement de temps à autres pour cracher de longs jets de salive noirâtre par-dessus la vitre de sa portière à demi baissée.

La musique à fond… »Dalida chante en arabe »…nous lui avons offert la cassette .dénichée la veille au souk du dernier village traversé …..avec l’espoir d’entendre autre chose que les mélopées lancinantes qui nous gonflent depuis Sanaa…il aime bien Dalida…un cadeau bienvenu….en boucle depuis 24 heures…seul maître à bord , nous devons subir , avec pour seuls répits les moments hors du véhicule…quand il nous faut par exemple dégager la piste des rochers qui l’encombrent…Des heures et des heures de paysage lunaire sans rencontrer âme qui vive avec la seule distraction de croiser de loin en loin la carcasse noircie d’un char ou autre engin militaire , vestiges de la récente guerre civile…

La piste est boueuse…le paysage rougeâtre …pelé et fantomatique sous un ciel menaçant et chargé….personne ne se parle sous l’avalanche de décibels dalidesques….le désert comme je ne l’aurais jamais imaginé…par commodité , nous roulons depuis quelques heures dans le lit d’un oued asséché sur une espèce de chemin de galets…quand soudain , au détour d’un méandre , sorti de nulle part…..un homme..

Cachemire….30 à 40 000 morts…

Cachemire en ma mémoire….les images de désolation sur l’écran télé...et mon subconscient qui les refuse…attaché à garder intactes les images d’une sérénité de plus en plus lointaine et pourtant tellement présente à la seule évocation de ce mot….Cachemire…

Srinagar aux premières lueurs de l’aurore…la nuit passée sans dormir dans l’antique bus brinqueballant pour fuir les chaleurs fétides de Dehli…routes sombres escarpées en fin de nuit à l’amorce des contreforts de  l’Himalaya…douce fraîcheur embaumée de parfums exotiques…poser le sac et regarder la lumière frisante jouer sur le léger ondoiement des eaux du lac Dal…..fréter une shikara aux allures de gondole vénitienne , se frayer un passage dans un tapis de lotus et nénuphars en directions des house-boats ancrés au large…..entrevoir au passage les mythiques jardins de Shalimar….glisser au milieu des hôtels flottants encore endormis…déchiffrer les noms aux enseignes… »Harmony ». »Dream Palace »…Pride of India »…. »Almost Heaven »…….s’immobiliser enfin contre le bois de cèdre odorant du dernier… »Queen of Africa »…notre villégiature pour les heures à venir…